Voici ce que Françoise Dolto écrivait en préface d’un livre d’Arno Stern… en 1959 !
» C’est un plaisir pour moi de présenter ce travail d’Arno Stern. Il est en effet un des premiers artistes à avoir compris le rôle de l’aîné, guide expérimenté auprès de l’enfant quand il a besoin de s’exprimer par la peinture et le dessin.
Nous nous souvenons tous de notre enfance où, lorsque nous demandions du papier et des couleurs, nos parents se seraient crus de mauvais maîtres s’ils ne nous avaient donné ces albums à colorier où se trouvaient des images semblables, deux à deux, l’une coloriée, l’autre dessinée. Nous devions barbouiller celle-ci aussi fidèlement que possible semblable à sa jumelle coloriée. Et nous nous rappelons ces cahiers « d’apprentissage du dessin » où, par des procédés mortifères, des trucs appliqués, des cerclages au trait, nous devions exécuter un graphisme sans rapport avec l’observation neuve et sensible. Heureusement qu’à toute époque il y avait du papier trouvé et non « donné » sur lequel pour soi seul, l’enfant se permettait de peindre et de dessiner. Heureusement aussi que beaucoup de parents se désintéressaient totalement de ces gribouillis et de ces peintures à l’eau.
Lorsqu’à l’occasion de mon travail de psychothérapeute auprès des enfants qui m’étaient confiés, je découvrais la richesse expressive de leurs graphismes et de leurs peintures, je m’inquiétais en même temps de l’engouement du monde cultivé pour les productions artistiques des enfants.
Tout le monde sait combien un enfant peut être gêné dans ses pensées et ses propos quand son entourage se répète comme des merveilles ses réflexions spontanées – ses fameux « mots d’enfants » – et pourtant il ne s’agit que d’assemblages personnels de mots préexistants et qui lui ont été fournis par l’entourage. Que dire alors des expressions picturales et graphiques d’enfants si elles doivent servir de base à des colloques d’adultes, à leur glose, à leur curiosité.
L’époque actuelle, où l’homme essaie de découvrir ses sources, devait voir monter une génération de chercheurs et d’éducateurs à la découverte de l’authenticité humaine dans les premières manifestations de l’enfant. Je dois dire que nombre d’entre eux sont mus par une curiosité violatrice de la personnalité en formation de l’enfant plus que par le désir de prendre un contact humain avec lui ; d’autres sont mus par la recherche de moyens pédagogiques nouveaux grâce auxquels ils espèrent séduire l’enfant et obtenir son adhésion inconditionnelle à partir de quoi ils l’embrigadent encore plus profondément dans une vision du monde schématisée, et dans des comportements dits « normaux ».
C’est pourquoi j’étais heureuse de voir Arno Stern prendre et garderdans ce travail de responsable d’un atelier d’enfants, une attitude rigoureusement définie de maître à donner le climat, le cadre et les matériaux nécessaires à dessiner et à peindre et non celle du psychologue et du thérapeute ou du professeur de dessin.
Ne jamais questionner un enfant sur sa vie émotionnelle ou familiale, l’écouter s’il en parle mais seulement pour le stimuler à dire dans sa peinture ce qu’il pense en mots et à serrer près sa propre expression afin d’arriver à en trouver la représentation absolument adéquate pour lui-même : telle doit être l’attitude du maître d’atelier d’enfants.
Le dessin et la peinture spontanés expriment, il est vrai, à qui sait en déchiffrer le code, les émois les plus secrets du sujet, ses joies et ses douleurs, mais ce n’est pas l’affaire du maître d’atelier d’en faire l’analyse et l’interprétation. Le dessin d’enfant en dit parfois plus long qu’une confidence, tant sur lui-même que sur les personnes de son entourage. Mais en rechercher le sens est l’affaire d’un médecin lié par le secret professionnel et chargé par les parents eux-mêmes et avec l’assentiment obtenu de l’enfant, d’examiner ce qui se cache de fragile ou de blessé dans son intimité dévêtue, cela non pour le plaisir esthétique ou l’intérêt scientifique mais pour secourir un être humain qui le demande.
Le dessin ou la peinture d’un enfant, en atelier surtout, est un travail composé. Le rôle du climat familial et scolaire dans lesquels l’enfant baigne habituellement s’y marie avec le rôle du climat de l’atelier où il peint tel jour et à telles heures du jour où il s’y trouve. Il serait aussi dangereux de tenter de juger un être humain, quel que soit son âge, sur ce qui s’exprime à son insu en code secret, que de le juger sur un rêve qu’il confie à son maître ou à ses parents. Ecouter un enfant nous parler de son œuvre ou de son rêve peut lui être très favorable mais à la condition de ne jamais rien répondre qui soit correctif de ses dires et porteur de jugement de valeur. Tout témoignage de la vie inconsciente doit rester inconscient sauf dans certaines conditions de travail précises hors desquelles la compréhension claire peut être traumatisante.
Ceux qui voudront trouver dans ce livre des ouvertures sur le monde secret de l’enfant ne les y trouveront pas et c’est de propos délibéré. Ceux, au contraire, qui voudront mieux suivre l’évolution et la croissance d’un être humain de son enfance à son adolescence à travers son expression graphique et picturale, liront avec grand intérêt ce travail et y trouveront des exemples bien choisis du continuum sensible et original de chaque être humain qu’il soit ou non un artiste.
Ils constateront combien l’attitude de l’artiste-éducateur d’enfants est différente de celle du professeur. Le premier est un maître à sentir juste et s’exprimer juste, il soutient l’effort de concentration de l’enfant, lui enseigne une technique soignée, un respect des outils de travail, un goût des initiatives dans la mesure où celles-ci sont compatibles avec le respect des initiatives des autres membres du groupe, il l’aide à supporter l’épreuve de l’échec ressenti par l’enfant qui compare son œuvre imparfaite au projet imaginaire qu’il voulait réaliser.
Cet aspect n’est pas négligeable en éducation générale et bien des enfants perturbés par le groupe scolaire ou le groupe social familial retrouvent un comportement détendu grâce aux séances de création libre en atelier d’enfants. Ce qui est un effet ne doit pas être pris comme seul but sans tomber dans le domaine de la psychothérapie par le travail manuel qui est encore autre chose.
Le professeur de dessin ou de peinture est, lui, un maître à enseigner l’historique des arts, les techniques connues et valorisées par les artistes de toutes les époques. Son rôle est de donner une formation à une personne déjà construite, de lui apprendre à taire ce qu’elle veut taire et à transmettre aux autres son témoignage authentique à travers l’exemple des artistes du passé qui l’ont fait chacun pour leur époque. L’enseignement n’est pas en contradiction avec l’éducation, ils se complètent à condition que l’enseignement soit postérieur à la première éducation artistique. Celle-ci, dans le jeune âge, initie l’enfant au respect de son expression libre et de celle des autres, au respect de son travail et du travail des autres. Cette initiation soutient son développement. L’enseignement, plus tard, lui apportera les moyens d’analyse et d’attitude réflexive de son travail et du rôle des artistes dans le développement des sociétés, et s’il se sent appelé à témoigner, le préparera à la rigueur, dans son expression, dans sa technique.
Puisse ce livre susciter de nombreuses et authentiques vocations de maître d’atelier d’enfants. «
Françoise Dolto, novembre 1959.